Page 141 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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IX






            Le bourreau armait donc contre moi ses mains impitoyables. Le
         péril était trop grand, trop imminent, pour délibérer : il fallait agir. Je
         résolus d’échapper à la dissection par la fuite.   En un clin d’œil ma
         longe  est  rompue,  et  je  prends  mes  jambes  à  mon  cou,  non  sans
         m’escrimer  prudemment  des  pieds  de  derrière,  pour  protéger  ma
         retraite. Je traverse un portique, et, prompt comme l’éclair, je me lance
         intrépidement  dans  une  salle  où  le  maître  du  logis  se  régalait  des
         viandes d’un sacrifice avec les prêtres de la déesse, culbutant par mon
         irruption soudaine une partie du buffet et des tables, et bouleversant
         toute l’économie du service.   Le patron, courroucé de cette hideuse
         débâcle, me remit à l’un de ses gens, avec injonction d’avoir l’œil sur
         l’incommode et fougueux animal, et de le tenir enfermé de manière à
         ce  qu’il  ne  pût  à  l’avenir  troubler  les  repas  par  de  semblables
         incartades.   Grâce à cette diversion assez adroitement combinée, mes
         membres  furent  sauvés  du  couteau,  et  je  bénis  une  captivité  qui
         devenait ma sauvegarde.
              Mais il est trop vrai, rien ne tourne à bien pour l’homme né sous
         une  mauvaise  étoile.  Où  la  divine  Providence  a  disposé,  il  n’est
         prudence  humaine  ou  dextérité  qui  serve.      L’expédient  même  qui
         semblait mon ancre de salut me compromit de la manière la plus grave,
         que dis-je ! me mit à deux doigts de ma perte.
            On causait tranquillement dans la salle du festin, quand un jeune
         esclave entre précipitamment, l’œil effaré, les traits bouleversés, et
         annonce qu’un chien enragé est entré de la rue, comme un trait, par la
         porte de derrière ;   que sa fureur s’est jetée d’abord sur les chiens de
         chasse ; qu’il a gagné de là l’écurie, où il a également assailli la plupart
         des  bêtes  de  somme ;  qu’enfin  les  gens  eux-mêmes  ne  sont  pas
         épargnés ;  que  Myrtile  le  muletier,  Héphestion  le  cuisinier,
         Hypnophile le valet de chambre, Apollonius le médecin, et d’autres
         officiers de service de la maison, en essayant de le chasser, ont tous
         été plus ou moins mordus ; que l’animal sans doute a communiqué son
         venin à plusieurs des bêtes de l’écurie, chez lesquelles on remarque



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