Page 148 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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connaissance avec beaucoup de peuples.   Moi-même je ne me rappelle
         pas mon existence de baudet sans un sentiment de gratitude. J’ai, sous
         la peau d’âne, sinon beaucoup profité, du moins beaucoup appris.
            Je veux, à ce propos, vous conter une bonne histoire plus piquante
         encore que les autres, et, sans préambule, j’entre en matière.   À ce
         boulanger qui, pour son argent, était devenu mon maître, bon homme
         d’ailleurs et des plus rangés, le sort avait donné pour moitié la pire
         assurément de toutes les femelles. Elle ne lui épargnait rien de ce qui
         peut affliger un mari dans son honneur et dans son ménage : c’était au
         point que moi-même j’en gémissais intérieurement pour lui.   Pas un
         vice qui ne se trouvât chez cette détestable créature, véritable sentine
         d’impureté.      Humeur  envieuse,  querelleuse,  bachique,  lubrique,
         opiniâtre,  acariâtre,  avare  jusqu’à  la  rapine  en  matière  d’intérêts,
         prodigue dans ses jouissances, dénuée de toute bonne foi, ennemie de
         toute pudeur,   foulant aux pieds toute religion, elle prétendait avoir un
         autel  à  elle,  pour  un  dieu  unique ;  et,  par  de  vaines  pratiques
         extérieures, elle imposait au public et à son mari, tandis que du matin
         au soir l’hypocrite s’en donnait à boire ou à faire pis.
            Cette digne personne m’avait pris tout particulièrement en aversion.
         Dès avant le jour, je l’entendais crier de son lit : À la meule l’âne
         nouveau venu !   Elle était à peine sortie de sa chambre, qu’elle me
         faisait appliquer en sa présence une volée de coups de bâton. Quand
         l’heure du repas était arrivée, tandis qu’on dételait les autres bêtes, elle
         prescrivait de ne me laisser approcher du râtelier qu’après tous les
         autres.   Ces persécutions excitèrent d’autant plus en moi l’instinct de
         la  curiosité.  J’étais  certain  que  journellement  un  jeune  homme
         s’introduisait dans sa chambre, et je mourais d’envie de voir sa figure ;
         mais mes regards ne pouvaient percer au travers de mon capuchon.
         Autrement, de façon ou d’autre, je serais parvenu à n’ignorer aucun
         des déportements de l’odieuse créature. Certaine vieille ne la quittait
         pas de tout le jour. C’était sa courtière de vice, l’entremetteuse de ses
         relations de galanterie.   On débutait par bien déjeuner ensemble, et
         puis, tout en sablant le vin sans eau à qui mieux mieux, on ourdissait
         quelque trame bien noire au préjudice de l’infortuné mari.   Quant à
         moi, malgré ma trop juste rancune contre cette maladroite Photis qui
         m’avait fait âne en voulant me faire oiseau, je me trouvais en un point



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